la Habanera
Décor pour la Habanera, huile sur toile de Charles Bétout (1909)
Drame lyrique en trois actes, trois tableaux et un prologue, livret et musique de Raoul LAPARRA.
Dédié à Albert et Marguerite Carré.
Création à l'Opéra-Comique (3e salle Favart) le 26 février 1908, avec Ghyslaine de Marcel Bertrand. Mise en scène d'Albert Carré. Décors de Marcel Jambon. Costumes dessinés par William Laparra exécutés par Charles Bétout.
120 représentations à l'Opéra-Comique au 31 décembre 1950.
Première au Théâtre Royal de la Monnaie de Bruxelles le 25 mars 1909.
personnages |
Opéra-Comique 26 février 1908 (création) |
Opéra-Comique 14 octobre 1922 (25e) |
Opéra-Comique 05 juin 1924 (60e) |
Opéra-Comique 20 mars 1932 (81e) |
Pilar, fiancée de Pedro (soprano ou mezzo) | Mmes Hélène DEMELLIER | Mmes Hélène DEMELLIER | Mmes Hélène DEMELLIER | Mmes Rose POCIDALO |
une Fiancée | Jeanne de POUMAYRAC | Nette FERRARI | VÉRY | VÉRY |
une Fille | Marie GANTERI | LECCA | LECCA | DIETZ-MONIN |
une petite Fille | la petite PLANSON | |||
Ramon (baryton) | MM. Paul SÉVEILHAC | MM. VANNI-MARCOUX | MM. Henri ALBERS | MM. Louis MUSY |
Pedro, frère de Ramon (ténor) | Thomas SALIGNAC | Charles FRIANT | Miguel VILLABELLA | Charles FRIANT |
le Vieux, père de Ramon et Pedro (basse) | Félix VIEUILLE | Félix VIEUILLE | Félix VIEUILLE | Félix VIEUILLE |
1er Compère ; 2e Aveugle | Georges de POUMAYRAC | Miguel VILLABELLA | Victor PUJOL | Victor PUJOL |
2e Compère ; un Fiancé aragonais | André DOUSSET | René HÉRENT | René HÉRENT | Pierre FOUCHY |
3e Compère ; 1er Aveugle | Daniel VIGNEAU | Maurice SAUVAGEOT | Maurice SAUVAGEOT | Paul PAYEN |
4e Compère ; 3e Aveugle | Paul PAYAN | Louis MORTURIER | Louis MORTURIER | Louis MORTURIER |
un Domestique (basse) | RIVES | RIVES | ||
un Petit garçon | VINOGRAD | MEINSTER | Louis VAURS | |
un Andalou (basse) | TERGÉ | TERGÉ | ||
un Andalou (ténor) | JULLIOT | JULLIOT | ||
un Madrilène (baryton) | SALLUC | IMBERT | ||
un Homme (baryton) | BAILLY | DEMANGE | ||
un Homme entre deux âges (basse) | BARTHEZ | DUFONT | ||
un Jeune homme (ténor) | DULAC | GUILLOT | ||
un Jeune homme | VINET | |||
Paysans et Paysannes de Castille | ||||
Chef d'orchestre | François RÜHLMANN | André CATHERINE | André CATHERINE | Maurice FRIGARA |
personnages |
Opéra-Comique 13 mars 1936 (83e) |
Opéra-Comique 28 mars 1936 (84e) |
Opéra-Comique 28 novembre 1942 (97e) |
Opéra-Comique 05 janvier 1947 (112e) |
Monnaie de Bruxelles 25 mars 1909 (1re) |
Pilar | Mmes Rose POCIDALO | Mmes Rose POCIDALO | Mmes Renée GILLY | Mmes Renée GILLY | Mmes Juliette LUCEY |
une Fiancée | Christiane GAUDEL | Christiane GAUDEL | Christiane GAUDEL | Christiane GAUDEL | Marthe SYMIANE |
une Fille | Marinette FENOYER | Marinette FENOYER | Geneviève MOIZAN | Geneviève MOIZAN | Alice BÉRELLY |
une petite Fille | Antoinette ANCELIN | Alice FLORIN | |||
six Femmes du peuple |
Odette DOUSSET, Suzanne VIDAL, Jeanne SECONDI, Marguerite LEGOUHY, Claire CANDÈS, Jeanne MUSTEL |
Henriette DE BOLLE, Renée AUBRY, Suzanne BEAUMONT, Anny BÉNONARD, KOHL, PITON |
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Ramon | MM. Louis MUSY | MM. Louis MUSY | MM. Louis MUSY | MM. Louis MUSY | MM. Jean BOURBON |
Pedro | Charles FRIANT | Miguel VILLABELLA | Mario ALTÉRY | Louis ARNOULT | Paul SALDOU |
le Vieux | Willy TUBIANA | Willy TUBIANA | André BALBON | Willy TUBIANA | Gaston LA TASTE |
1er Compère ; 2e Aveugle | Paul DUREL | Paul DUREL | Pierre GIANNOTTI | Pierre GIANNOTTI | Raymond NANDÈS |
2e Compère ; un Fiancé aragonais | Frédéric LE PRIN | Frédéric LE PRIN | Henry BUCK | Henry BUCK | Octave DUA |
3e Compère ; 1er Aveugle | Paul PAYEN | Paul PAYEN | Paul PAYEN | Paul PAYEN | Raoul DELAYE |
4e Compère ; 3e Aveugle | Louis MORTURIER | Louis MORTURIER | Louis MORTURIER | Xavier SMATI | Raymond HIERNAUX |
un Domestique | Gabriel JULLIA | Charles DANLÉE | |||
un petit Garçon | le petit LECLERC | ||||
un Andalou (basse) | Georges RAVOUX | DEBBAUT et DESHAYES | |||
un Andalou (ténor) | Léon NIEL | ||||
un Madrilène | Raymond GILLES | VAN DEN EYNDE | |||
un Homme | VANDERMIES | ||||
un Homme entre deux âges | Louis DUFONT | Louis COLIN | |||
un Jeune homme | Gabriel COURET | ||||
Chef d'orchestre | Elie COHEN | Elie COHEN | Eugène BIGOT | Eugène BIGOT |
Paul Séveilhac (Ramon) [à gauche] et Thomas Salignac (Pedro) lors de la création
Jean Bourbon (Ramon) lors de la première à la Monnaie de Bruxelles
Résumé. Ramon, poussé par la jalousie, a tué son frère Pedro qui allait épouser Pilar. La jeune fille cède ensuite à Ramon, mais, entre eux, se dresse le fantôme du malheureux Pedro. Le regret finit par conduire Pilar à la mort, et l'assassin à la folie. Or, le jour du crime, Pilar dansait une habanera, dont le rythme obsédant remplit les trois actes de la partition, évoquant le remords de Ramon jusqu'à devenir hallucinant.
Analyse. La scène se passe en un village de la Vieille-Castille, à une époque indéterminée.
Prologue. « La Suerte » (Le Sort). — Un réduit sombre et bas. Dans une atmosphère de terreur bizarre, Ramon se fait dire l'avenir par des filles gitanes. Il apprend que celle qu'il aime, Pilar, doit épouser son frère, et que du sang les séparera.
Acte I. « Romeria » (Fête). — Une grande salle dans un ancien palais. Scène 1. — Ramon, accoudé à une table, les yeux fiévreux, se sert de fréquentes rasades de vin. Quatre compères poursuivent une fille, puis interpellent Pilar qui répond du dehors avec entrain. Ils s'approchent de Ramon et lui donnent une bourrade. Ramon, excédé, s'échappe. Scène 2. — Ramon, seul, ferme violemment la fenêtre sur le grouillement turbulent de la rue et sanglote. Désolé du mariage de son frère Pedro avec Pilar, il songe à se suicider, puis laisse retomber la navaja. Pilar l'appelle du dehors. Ramon tressaille. Scène 3. — On entend passer une Rondalla (bande de musiciens). Pilar, en costume de mariée, entre joyeuse. Elle saute au cou de Ramon, tout en appelant Pedro. Ramon l'étreint farouchement jusqu'au moment où Pedro arrive. Scène 4. — Aux deux fiancés, Ramon tient des propos étranges. Dehors, la Rondalla repasse ; la foule crie « Habanera ! ». Pilar s'échappe. Pedro s'élance derrière elle. Scène 5. — Ramon bondit pour arrêter son frère. Pedro le bouscule et l'envoie rouler contre la table. Ramon se redresse, la main armée de la navaja comme par le mauvais sort, et frappe Pedro entre les épaules. Pendant ce temps, Pilar continue à appeler Pedro et la foule crie toujours : « Habanera ! ». Ramon sort par la porte basse. Scène 6. — Pilar entre et s'élance vers Pedro, dont elle embrasse le cadavre avec égarement. La foule envahit la salle. Scène 7. — Deux hommes arrivent avec Ramon. Le Vieux, père de Pedro et de Ramon intime à ce dernier l'ordre de poursuivre sans trêve l'assassin de Pedro. Ramon, hébété, presque absent, le jure.
Acte II. « Recuerdos » (Souvenirs). — Un coin de patio sous une lune d'automne. Scène 1. — Un an a passé depuis la fête. Le Vieux déplore que la main de Ramon ne les ait pas encore vengés, mais Ramon, comme excédé de souffrance, le fait taire. Des voix se font entendre derrière la porte ; l'une d'elle appelle Ramon. Celui-ci, terrifié, interdit à Pilar d'aller ouvrir, car il a cru reconnaître la voix de Pedro. Le Vieux, cependant, fait signe au domestique de laisser entrer les visiteurs. Scène 2. — Trois aveugles, drapés dans des capes noires paraissent alors. Le domestique les conduit avec précaution vers la galerie. Ramon, un peu rassuré, se dirige vers la porte d'un pas raidi. Arrivé au seuil, il pousse un cri et recule, horrifié : le fantôme de Pedro est là, visible de lui seul, et entre dans le patio. Les aveugles, s'apprêtant à jouer de leurs guitares pour remercier leurs hôtes, proposent une habanera. Ramon sursaute. Pilar fait danser Ramon, qu'elle doit épouser le lendemain. Mais le fantôme de Pedro enjoint à son frère de tout révéler auparavant à Pilar, sans quoi la jeune fille le rejoindra immédiatement dans la tombe.
Acte III. « Epitafia » (Epitaphe). — Une enceinte funèbre entourée de galeries. Scène unique. — Pilar et Ramon sont agenouillés sur la tombe de Pedro. Pilar, rêveuse et tendre, se serre contre Ramon. Un cortège funèbre apparaît au fond de l'enceinte et va déposer son fardeau en quelque coin du cimetière. Ramon tente de tout avouer à Pilar, puis lâchement, se tait. Le cortège funèbre repasse dans le fond et sort. Du sol, un sourd bourdonnement s'élève. Les morts reprennent le texte des vivants, sur le thème de la habanera transformé en hymne funèbre. Pilar s'incline sur la tombe, s'endort petit à petit et s'abat d'un coup, raidie, sur la dalle.
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L'action de ce drame lyrique est assez sombre ; elle se passe dans un paysage aride de la Vieille-Castille. C'est le jour du mariage de Pedro avec la belle Pilar ; — en pleine fête, pendant qu'au loin on danse la habanera, Ramon assassine lâchement Pedro, son propre frère. La jalousie le pousse à commettre ce crime, car lui aussi aime Pilar. L'assassin n'est pas découvert ; mais, devant le cadavre, le chef de la famille demande un serment à Ramon : celui de retrouver le criminel. Au deuxième acte, c'est la veillée des morts ; un an moins un jour s'est écoulé depuis le crime, et toute la famille s'est réunie dans une pieuse pensée pour le disparu. Mais, Ramon tremble, en ce jour plus que jamais. Le moribond, avant d'expirer, l'a menacé de revenir à cette date pour se venger. Trois chemineaux aveugles, qui se sont égarés, demandent l'aumône et l'hospitalité. On leur ouvre la porte, et pour remercier leurs hôtes, les aveugles jouent la habanera. Ramon croit au retour du revenant ; — une hallucination s'empare de lui. L'ombre de son frère lui apparaît et lui ordonne d'avouer son crime ; sinon il prendra dans la tombe Pilar, sa fiancée. Au troisième acte, Ramon et Pilar sont au cimetière, devant la tombe de Pedro. Pilar se laisse aller à la tendresse pleine de pitié que lui inspire l'affliction de Ramon. La jeune fille lui propose, pour le consoler, de s'unir à lui. Ramon, torturé de remords, essaye en vain d'avouer son forfait, car il a peur que cet amour ne lui échappe. Pilar s'endort et expire, attirée sous terre par le mort implacable, qui tient sa terrible promesse, pendant que le meurtrier, devenu fou, se perd dans les allées sombres du cimetière, en chantant le refrain de la habanera. Ce drame, est l'œuvre de début, au théâtre, de Raoul Laparra. Le troisième acte est, sans conteste, le plus musical et le plus intense de cet ouvrage. L'auteur nous avertit qu'il n'a point voulu « transporter l'Espagne à Naples », c'est-à-dire laisser chanter, à la manière italienne, à ses personnages de fades roucoulades propres à faire valoir leur organe au détriment de l'action dramatique ; il s'est attaché à rendre, par la déclamation, l'expression aride et douloureuse de ses personnages ; et, en beaucoup de passages il atteint son but et fait preuve d'une personnalité vraiment curieuse. Dès le premier prélude, l'attaque de l'orchestre à l'unisson du thème de la habanera donne une atmosphère d'une réelle intensité ; et, plus loin, quand ce thème revient (en la mineur) déchaîné en fortissimo, il y a une très adroite pédale de trois notes à l'aigu (sol bécarre fa mi), qui réalise heureusement le grouillement de la foule dans un pays ensoleillé. Au premier acte, la seconde scène (en ut dièse mineur), où Ramon clame : « Et c'est à moi que l'on dit : chante », est d'une belle expression dramatique. L'entrée de Pilar sur un rythme espagnol est trop « picturale » ; dans cet acte, d'ailleurs, la musique de scène et tout le drame se déroulent un peu dans cet ordre d'idées. On pourrait rattacher cette musique au vérisme italien, mais avec plus de goût français. Généralement les entr'actes sont de belles pages symphoniques ; — celui du deuxième acte (en la mineur) est très expressif ; la page d'orchestre qui lui succède (en fa dièse mineur), et dans laquelle la tenue de la fondamentale se fait par les violons, donne une sensation douloureuse. Dans ce même acte, l'arrivée des chemineaux égarés et le terrible dialogue, entrecoupé par les personnages de second ordre, de Ramon et du spectre de Pedro, sont d'un effet dramatique. Au troisième acte, la scène entre Pilar et Ramon, qui veut avouer son crime, et ne peut pas, est conduite avec une gradation remarquable. Il y a peu d'action, mais l'expression déclamatoire de Ramon est d'une puissante intensité. Dans tout ce drame circule une vie frémissante et brutale ; et la musique, toute en « touches » et en « valeurs », s'efforce vers une pittoresque couleur locale, dont l'ensemble constitue un curieux spectacle d'art. Les principaux interprètes de la Habanera ont été : Mlle Demellier (Pilar) ; MM. Séveilhac (Ramon), Salignac (Pedro), Vieuille (un Vieux).
(Stan Golestan, Larousse Mensuel Illustré, mai 1908)
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La première représentation de la Habanera, drame lyrique, — sur la scène de l'Opéra-Comique, le 26 février 1908 — aura été considérée comme une révélation : l'auteur du poème et de la partition, M. Raoul Laparra, s'y faisait connaître au public, et par un maître coup d'essai qui dénotait « un musicien d'intelligence et de sensibilité rares, évidemment doué pour le théâtre ». Son œuvre est vivante ; elle trouble : la vieille Castille, pittoresque et superstitieuse, y surgit évoquée par un artiste complet, avec l'intensité la plus puissante d'expression — celle d'un romantisme en quelque sorte stylisé.
***
Village d'Espagne en fête... Et, dans un vieux palais ruiné, des paysans grouillent et ripaillent. — A l'écart, un homme, songeur : Ramon, dont le frère Pedro va bientôt épouser Pilar. Lui-même, amoureux de la jolie fille, a résolu de se tuer... Pilar ne se doute de rien ; rieuse, elle prodigue les témoignages un peu bruyants de sa tendresse à son « promis », et les piquantes agaceries au sombre jaloux qui tourmente sa « navaja »... Soudain, retentit une musique stridente, scandant la nationale « Habanera » ; on va danser sur la grand'place. Pilar y appelle Pedro, et celui-ci s'élance lorsque, sur son chemin, Ramon se dresse. Voilà les deux rivaux aux prises, dans une lutte fratricide : bientôt Pedro s'écroule, frappé d'un coup de navaja... mais il a réuni ses dernières forces pour lancer à son meurtrier la malédiction de Caïn : « Après un an de silence, au soir, ma Forme reviendra — Et ton cœur la reconnaîtra, aux sons de la Habanera... » Déjà, les paysans accourus entourent le malheureux — nul ne sait ce qui s'est passé. Tandis que Pilar s'abîme en sanglots, éclate un concert de gémissements et de cris funèbres : le père, aveugle, s'avance ; chancelant, il se penche sur le cadavre et réclamant Ramon, le marque au front du sang encore chaud dont il a baigné ses mains tâtonnantes, lui faisant jurer de venger son frère. L'année de deuil est révolue. Pilar et Ramon se sont fiancés ; ils veillent tristement avec le père, autour d'un brasero — car c'est demain l'Anniversaire. Le vieillard reproche à son fils de ne pas avoir tenu son serment, ni même découvert l'assassin... Des voix se font entendre à la porte, et Ramon tressaille : ce sont des nomades chanteurs ; ils demandent la charité, raclent leurs instruments, et jouent tout à coup la « Habanera »... De leur groupe, se dégage une ombre, une « Forme » — celle de Pedro, que Ramon sera seul à voir, à reconnaître, terrifié. Aux rythmes obsesseurs de la danse néfaste, le fantôme marche sur lui, redit impitoyablement les termes de la tragique assignation : pour sa vengeance, il exige que le criminel se dénonce à Pilar elle-même, au cours du pèlerinage qu'ils doivent accomplir le jour suivant au cimetière... sans quoi, dans sa tombe, il « prendra Pilar ». Déjà le lendemain... Le soleil se couche, sanglant... et, peu à peu, l'ombre s'étend sur la campagne et sur le champ de repos, où Pilar est venue prier devant, le tombeau de Pedro. Ramon se tient près d'elle. Et le vent glacé, qui s'élève et souffle lamentablement, apporte les échos d'une lugubre psalmodie : c'est un enterrement ; le glas résonne. D'étranges rumeurs montent de la terre ; on dirait que les trépassés ont mêlé leurs voix aux répons, sur un vague motif de la « Habanera »... Mais Ramon n'a pas su se résoudre à la confession qui lui est imposée. Petit à petit, voici que Pilar semble s'abandonner à un invincible engourdissement, voisin du sommeil extatique ; elle est comme attirée vers la pierre sépulcrale, elle s'y laisse choir, s'y endort et s'immobilise. Et cependant, les mots accusateurs ne peuvent s'arracher de la gorge effroyablement contractée du fratricide. Et c'est la nuit ; et c'est la mort. Le misérable Ramon va vainement essayer de ranimer la nouvelle victime de sa lâcheté — qui retombe « lourde, comme un siècle sur un vieillard »... et il s'enfuit, avec son terrible secret, danser « ... dans la ronde infernale » cette Habanera maudite qui le poursuit de ses accents à la grille du cimetière, dont le grincement lui jette, sinistre, la dernière note d'un rire de spectre.
(Roger Tournefeuille, les Grands succès lyriques, 1927)
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Une des meilleures pièces du répertoire lyrique moderne. (Larousse du XXe siècle, 1930)
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Catalogue des morceaux
Prélude | ||
Acte I — Une grande salle, dans un ancien palais |
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Scène II | Et c'est à moi que l'on dit : "Chante !" | Ramon |
Scène III | Ramon, il vient une musique | Pilar |
Scène IV | Ramon à la sienne | Pilar |
Scène V | D'où sors-tu donc, toi ? | Pedro |
Lâche !... Ton frère | Pedro | |
Scène VI | Ah ! Pedro ! qui t'a fait ça ? | Pilar |
Scène VII | Ora pro nobis | Choeur |
Entr'acte | ||
Acte II — Un patio |
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Scène I | Après un an moins un jour | Ramon |
Un an passé, demain | le Vieux | |
Demain, nous irons lui porter des fleurs | Pilar | |
Quelle race ! | Ramon | |
Scène II | Peureux ! | Pilar |
Faisons marcher nos doigts | 3e Aveugle | |
Pas cette Habanera ! | Ramon | |
Entr'acte I | ||
Entr'acte II | Una mala noche (Une mauvaise nuit) | |
Acte III — Une enceinte funèbre |
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Scène unique | Et quand nous serons vieux | Pilar |
L'Eternel est dans mon tourment | Ramon | |
Il y a ces gens en prière | Pilar | |
La Habanera, ce ballet | Ramon | |
Ego sum resurrectio | Choeur | |
Ah ! ne t'endors pas | Ramon | |
Comme elle dort ! | Ramon |
La scène en un village de la Vieille-Castille, à une époque indéterminée.
LIVRET
(édition octobre 1922)
PROLOGUE
LA SUERTE (LE SORT)
Le Sort est venu de Tolède, Aveugle au toucher incertain, Il accompagne sa voix laide A la guitare du Destin.
Un réduit sombre et bas, louche, troué d'une brèche sans porte laissant voir, sous le crépuscule, un morceau de Castille : des croupes lointaines, parfois plus claires que le ciel à leurs cimes crayeuses et dont les sanguinolences commencent à s'accentuer au delà de champs désertiques. Quelque part dans cet horizon, un groupe de peupliers donne l'échelle très profonde du paysage. Devant le seuil, une vague route où, de temps en temps, passent des travailleurs de la Terre revenant à des logis. En vigueur contre la flambée de quelques fagots brûlant sur le sol, des filles gitanas, accroupies, gesticulent, se disputent en entourant un homme pensif qui les domine et semble attendre on ne sait quoi... Autour de cet homme, les petits gitanillos et les petites gitanillas se pressent aussi, furtifs, démoniaques, dans une turbulence chuchotante. Une des filles inspecte la main de l'homme ; sa figure s'éclaire brutalement d'en dessous, les yeux creusés d'ombre (où triomphe cependant le feu du regard) et cherchant ceux de l'homme dont la face, enténébrée d'un large sombrero, voudrait encore se dérober. Quelques vieilles en ruine s'évoquent dans plus d'ombre. A peine indiquées dans les clairs-obscurs, immobiles et inquiétantes, des silhouettes puissantes de gitanos font un fond de bornes aux groupes tourmentés des femmes et des enfants qui tournoient, comme inquiets, en miaulant des disputes. Tous ces personnages, sauf l'homme et la fille qui lui tient la main, s'évanouissent peu à peu dans les ombres, en proie à une bizarre terreur.
SCÈNE PREMIÈRE L'HOMME (ou RAMÓN), LA GITANA, GITANOS, GITANAS, GITANILLOS et GITANILLAS (*), VIEILLES GITANAS (*) Petits garçons et petites filles gitanes.
UNE VIEILLE Quelqu'un passe, près de la porte. Elle disparaît en silence.
UN GITANILLO, tirant l'homme par ses vêtements. Señor, un cuarto pour l'Esprit. Il s'enfuit.
LA GITANA, lisant dans la main de l'homme. Tu t'appelles Ramón.
L'HOMME ou RAMÓN Qu'importe !
UNE AUTRE GITANA, à Ramón. Ta main, mon mignon.
LA GITANA, en colère. Il est pris !...
L'AUTRE GITANA, insultante. ¡ Tonta !
LA GITANA ¡ Puta !... Je suis forte…
UNE AUTRE GITANA, imposant silence à la seconde. ¡ Callar !
UNE AUTRE, de même. ¡ Basta !
UN GITANO, reniflant dans l'ombre. Je sens l'Esprit. Il se fond.
UNE VIEILLE Quelqu'un s'assied près de la porte. Elle disparaît.
LA GITANA, à Ramón. Un beau soir, l'amour t'a surpris. Comme saisissant une énigme. Attends...
UNE FILLE, s'exclamant. Jesus !... (*) (*) Prononcer : Jesous, avec le J dur (jota). Plus bas. Il faut qu'on sorte. Elle s'échappe.
UNE AUTRE, suivant la précédente sur la pointe des pieds. Jesus !... Elle s'échappe.
UN GITANILLO, pinçant Ramón. Un cuarto pour l'Esprit. Il s'enfuit.
UNE VIEILLE Quelqu'un tremble, près de la porte. Elle disparaît.
UNE FILLE Quelqu'un... Elle s'échappe.
LA GITANA, tendant la main à Ramón. Mon cœur, mets-y le prix. Sais-tu ce que le sort m'apporte ?
UN GITANILLO, donnant un petit coup de poing à Ramón. Señor !... Il s'enfuit.
UN AUTRE, même jeu. Señor !... Il s'enfuit.
UNE VIEILLE Quelqu'un attend près de la porte. Elle disparaît.
UNE FILLE, la tête dans les épaules. Quelqu'un... Elle s'échappe.
UNE GITANILLA Quelqu'un... Elle s'enfuit.
LA GITANA, insistant. Mets-y le prix. Ramón laisse tomber une pièce dans la main de la Gitana qui commence une série d'incantations vers le crépuscule.
UNE VIEILLE, tendant l'oreille. Quelqu'un pleure...
UN GITANO, même jeu. J'entends l'Esprit. Il se fond dans l'ombre.
UNE GITANILLA, à la vieille. Aïeule, qui pleure à la porte ?
LA VIEILLE, emmenant la gitanilla. Quelqu'un... Elle disparaît avec l'enfant.
UN GITANILLO Quelqu'un... Il s'enfuit.
UNE FILLE
Il faut qu'on sorte...
LA GITANA, clouant ses regards dans ceux de Ramón. Par un mauvais soir de Castille, Ta mère dit au Temps : « Assez. » Les grands peupliers gémissaient. A l'aube, une petite fille Frappa, chantant sur le chemin : « Ma mère a dit au Temps : — Assez. » Les grands peupliers gémissaient. Ton père dit : « La triste brise M'apporte un mot des trépassés : — Mets ton vieux cœur dans cette main. » — Et pour son enfant il l'a prise. Les grands peupliers gémissaient. Elle a grandi sous votre toit. Mais au bouton devenu rose, Il est temps de dire une chose... Et la rose n'est pas pour toi ! Voyant Ramón frappé. Un autre douro pour le nom. Ramón laisse encore tomber une pièce. Tiens : c'est une Dolorès.
RAMÓN Non.
LA GITANA C'est une Soledad ?
RAMÓN Tu mens.
LA GITANA, avec assurance. Je m'en vais consulter la tête De l'un de mes anciens amants. Elle colle son oreille à la mâchoire d'une tête de mort et déclame, d'une voix bizarre, rétrécie, comme si ce fût la tête qui parlât : « Dans l'avenir, un jour de fête, Je vois danser une Pilar. » A Ramón. C'est elle ?
RAMÓN, troublé. Peut-être...
LA GITANA, s'admirant, avec véhémence. Quel art, Diajune (*), quel art !... (*) Prononcer : Diajuné, avec le j dur (jota), et l'accent tonique sur ju. Reprenant son timbre étrange et cherchant dans les yeux de Ramón un trouble affirmatif. Un parent... « Non, un ami... Peut-être un frère... Les paupières de Ramón ont un battement. Triomphalement. Un frère l'épouse !... De sa voix ordinaire. Apparent Est le signe... Reprenant sa voix bizarre. « Oui, désespère De la posséder... Quitte-la, Ramoncito ; sinon, gare Éclairant le rictus de la tête de mort. « Dans sa risette, je vois, là, Que le mauvais sort vous sépare. » Tous les gitanos ont disparu.
SCÈNE II RAMÓN, LA GITANA
RAMÓN, avec un frisson, n'osant pas se retourner comme si quelqu'un qu'on ne verrait pas fût entré derrière lui. Gitane, où sont les gitanos ?...
LA GITANA, se levant brusquement et allant vers le seuil en saluant le vide. ¡ Undeve !... (*) (*) Prononcer : Oundévé, avec l'accent tonique sur l'avant-dernière syllabe.
RAMÓN, se retournant dans un effort. Quoi ?...
LA GITANA, avec des salamalecks. ¡ Undeve, maître !... Elle se met à évoluer dans le réduit, comme au côté d'un invisible visiteur. Cette espèce de danse fait parfois des poses ; on dirait alors que quelqu'un se penche à l'oreille de la Gitana pour lui chuchoter un secret. Du couchant, une lumière colorée commence à pénétrer le réduit. Ramón gagne automatiquement l'ouverture et s'y cramponne, se silhouettant rudement sur le passage triste où s'accomplit la mort du jour.
RAMÓN A qui parles-tu ?...
LA GITANA, présentant la tête de mort à l'invisible personnage. Par cet os ! Comme tu sembles las, pauvre Être !... Pourquoi te comprimer le sein ?...
Avec une expression terrifiée. (*) Prononcer : maré, accent tonique sur l'avant-dernière syllabe. Traduction : « Ah !... ma mère !... » (Exclamation gitane.)
RAMÓN A qui parle-t-elle ?... Le soleil, descendu au ras des hauteurs lointaines, met sur le sol une mare sanglante qui s'élargit.
LA GITANA Du sang ?... Du sang ?... A l'assassin !... A travers tes doigts ça ruisselle !...
RAMÓN, hoquetant de peur. Ah ! Ah !...
LA GITANA Ça pleut partout !... Malheur !...
RAMÓN A qui parle-t-elle ?...
LA GITANA Un massacre !... C'est une fontaine son cœur !
RAMÓN, avec une nausée. Heuh !...
LA GITANA Ce jet !...
RAMÓN Heuh... Quelle odeur... âcre !...
LA GITANA Je vais t'aider... Viens jusqu'au seuil... Comme soutenant un blessé pour le faire avancer. Il ne faut rien dire... Silence !...
RAMÓN Quel est ce souffle qui s'avance ?...
LA GITANA Il faut qu'on en fasse son deuil...
RAMÓN Heuh !... Mes pieds... collent à la terre...
LA GITANA Au seuil commence le mystère Et l'avenir... Ne tombe pas !... Qu'il est pesant... Plus que trois pas... Comptant. Un.... Confidentielle. Chut !... L'autre en subira cent !... Deux... Chut... Stupéfaite. Oh !...
RAMÓN Qui râle ?...
LA GITANA, poussant dans le vide. Trois... Passe, Passe...
RAMÓN Heuh ! Heuh !... Qu'est-ce que je sens ?...
LA GITANA, comme prenant congé du mystérieux intrus. Marche avec Dieu !...
RAMÓN dont le visage est rougi de soleil couchant. Heuh, heuh... Du sang Sur le chemin !...
LA GITANA, à Ramón. Et sur ta face.
RAMÓN, portant vivement les mains à son front et les ramenant aussitôt. Non... A qui parlais-tu, dansant ?...
LA GITANA A ton frère.
RAMÓN, sursautant. A Pedro ?...
LA GITANA, affirmative. Ta race.
RAMÓN A Pedro ?...
LA GITANA, avec un « drôle » de rire. Sûr. Une mélopée parvient du lointain.
RAMÓN, comme délivré. Il est vivant !
LA GITANA Mais il mourra peut-être un jour.
PEDRO, au loin. « Tout est venu de la Terre. Tout est mangé du Soleil. Passant devant le seuil, une faux sur l'épaule. « Tout se vend à l'Or vermeil. Disparaissant. « Tout se vend à l'Or vermeil. En s'éloignant. « Tout est vaincu par l'Amour. Tout est venu de la Terre. Tout... Très loin. « Tout est venu de la Terre. Tout... Les travailleurs de la Terre passent plus fréquemment sur la route, en grisailles. Par moments une faux met son éclair dans le paysage où la lumière n'est plus que reflétée maintenant. Ramón s'enfonce dans le réduit à mesure que s'avance Pedro ; la Gitana l'épie ardemment.
LA GITANA, à Ramón. Tu connais ce passant ?
RAMÓN, avec rage. Sorcière...
LA GITANA C'est Pedro ?
RAMÓN, s'enveloppant de sa cape pour sortir. Bonsoir... Il est tard.
LA GITANA, arrêtant Ramón sur le seuil, sentencieuse. Ce passant, c'est Pedro, ton frère, Le fiancé de « ta » Pilar. Dans le réduit, plus une lueur, rien qu'un reflet pâle au seuil où s'est arrêté Ramón qu'efface une sorte de buée livide ; l'ombre enveloppe la Gitana. Un calme, un silence, plus tragiques que les grands mouvements d'atmosphère qui circulaient dans la Nature, s'établissent pendant que le rideau tombe lentement, lourdement, comme un linceul. (*) (*) Le rideau pourrait, peut-être, tomber en plusieurs chutes brusques séparées par un assez long intervalle. |
ACTE PREMIER
ROMERIA
Une novia dont les bras font Des chaînes d'amour éternelles Et dont les yeux sont si profonds Que l'on n'en voit pas les prunelles.
Une grande salle dans un palais habité maintenant par des paysans. A droite, des marches de bois dégringolent dans l'ombre d'une trop large cage d'escalier. A gauche, une fenêtre haute, armée de battants épais, s'ouvre sur une place d'où montent les accents nasillards des gaitas (*) de Castille, au milieu des rires, des sifflets, des appels d'une foule en liesse, et de la joie des cloches. Sous un ciel vibrant, on aperçoit des maisons cuites de soleil où du peuple, sur les balcons, agite ses taches criardes parmi le pavoisement des loques vives. De ce même côté de la salle, il y a une porte basse, non loin de la rampe. Partout, un éparpillement de tables, de restes de victuailles, de vaisselles bousculées. Près de la fenêtre, quatre compères se sont attardés à boire et lutinent, au lever du rideau, une fille qui s'enfuit en poussant des cris de poule affolée. Un peu en avant de l'escalier, Ramón est accoudé à une table dont il taillade le bois à coups de navaja, les yeux fixes, fiévreux, et se servant de fréquentes rasades de vin. Il frappe continuellement du pied, comme attendant quelque chose, l'expression ivre où passent la douleur, la haine, la résignation, la tendresse, toute une convulsion d'âme. (*) Musettes castillanes.
SCÈNE PREMIÈRE RAMÓN, UNE FILLE, QUATRE COMPÈRES
UNE FILLE, criant et riant, poursuivie par le premier compère. Ay ! Elle s'enfuit dans l'escalier.
PREMIER COMPÈRE, rappelant la fille. Salada ! (*) (*) Traduction : Charmante.
TROISIÈME COMPÈRE, un bras et une jambe en l'air. El disloque ! (*) (*) Prononcer : Disloqué. Donnant un hoquet. Beuh !
QUATRIÈME COMPÈRE, au troisième. Bon profit !
DEUXIÈME COMPÈRE Qué jaléo ! (*) Avec le j guttural (jota).
TROISIÈME COMPÈRE, voulant chanter. « Trente-deux cel... Hoquet. Beuh !... Il s'étrangle, tousse et crache.
PREMIER COMPÈRE, au deuxième. Allez, haut!
QUATRIÈME COMPÈRE, au troisième. Ne crains pas de te disloquer !
TROISIÈME COMPÈRE, braillant. « Trente-deux cellules sans jour Contient d'Utréra (*) le préside ; (*) Prononcer : Outréra. Il va sur le balcon faire des signes aux gens du dehors. Les deuxième et quatrième compères vont aussi y jeter un coup d'œil. « Un seul pour larcin y réside, Trente et un autres pour amour. »
LES QUATRE COMPÈRES, en chœur. « Trente et un autres pour amour ! » Ils s'esclaffent.
DEUXIÈME COMPÈRE, interpellant du balcon. Pilar !... Ramón tressaille à ce nom. Quelle façon gentille, Torera, de bercer ton... dos !
PILAR, du dehors, avec entrain, riant. Il n'est pas postiche !...
DEUXIÈME COMPÈRE, ravi. Il frétille !...
PILAR, riant plus fort. Il aime à danser !...
TROISIÈME COMPÈRE, d'une voix éraillée, battant la mesure. Mi, sol, do !...
QUATRIÈME COMPÈRE, revenant boire en hochant la tête. C'est un morceau de fille, ça ! Montrant sa grosse taille. Mince d'ici...
TROISIÈME COMPÈRE, faisant valoir d'étiques formes. De belles hanches...
QUATRIÈME COMPÈRE, essayant de trémousser, pour danser, son gros séant. Crroupe nerveuse...
TROISIÈME COMPÈRE, les mains à sa poitrine creuse. Et puis de ça, Hé ?
QUATRIÈME COMPÈRE, après un soupir. Pour Pedro, que de nuits blanches !...
PREMIER COMPÈRE, enthousiaste. Quel heureux !... Je donnerais... Prenant son élan. Tiens !... Un douro !... Pour être à sa place... Si j'étais le roi, la Granja !... (*) Si j'étais Dieu, tous les chrétiens !... (*) J dur (jota).
TROISIÈME COMPÈRE Moi, mon mulet de forte race, Faisant le geste de mettre son cœur dans un sac. Avec mon cœur dans l'alforja !... (*) (*) J dur (jota), sac que les paysans espagnols suspendent au harnachement des ânes et des mulets.
DEUXIÈME COMPÈRE, avec un clignement d'œil. Ce soir, elle en verra de belles, La nuit !...
QUATRIÈME COMPÈRE, au premier. Dis donc ?... Rire bête.
PREMIER COMPÈRE, air entendu. Olé !... Rire plus bête.
TROISIÈME COMPÈRE Eh là !... Rire idiot.
PREMIER COMPÈRE « Rrroucou !... » diront les tourterelles, La belle aurore que voilà !...
LES QUATRE COMPÈRES, se tordant. Rrroucoucou !...
QUATRIÈME COMPÈRE, malade de rire.
LES QUATRE COMPÈRES Coucou !...
QUATRIÈME COMPÈRE, presque par terre. Holà !... Esclaffades, tapes dans le dos, cruches renversées.
TROISIÈME COMPÈRE, se levant, pas très d'aplomb sur ses jambes. Ça me démange... aller autour... Des filles... J'y vais...
PREMIER COMPÈRE, se levant aussi et s'étayant au quatrième. Sois... placide...
DEUXIÈME COMPÈRE, plus ivre que les deux autres, se soutenant au premier. Distingué...
QUATRIÈME COMPÈRE, vidant le dernier pot et le jetant par terre. Ka !... c'est trop acide ! Il s'accroche au deuxième et tous quatre se dirigent vers l'escalier.
TROISIÈME COMPÈRE, rebraillant. « Trente-deux cellules sans jour Contient d'Utrera le préside ; Un... Il s'arrête derrière Ramón, comme hypnotisé.
PREMIER, DEUXIÈME et QUATRIÈME COMPÈRES, tirant le troisième. Viens !...
TROISIÈME COMPÈRE, se détachant d'eux. J'y vais... S'approchant à grand' peine de Ramón. Ramón !... Ramón ne bouge pas. Bonjour !... Ramón !... Mais quelle humeur méchante ! Est-ce qu'il faut battre tambour ? Imitant l'attitude triste de Ramón. De profundis !... (*) (*) Prononcer : Dé profoundis. Donnant une bourrade à Ramón. Allons donc, chante !... Dans un sursaut, Ramón se lève et lui jette à la tête tout ce qui se trouve sous ses mains. — S'échappant. Holà !... tu me veux invalide ? Il se tord et prend l'escalier en chancelant bruyamment. Dans l'escalier. « Un seul pour larcin y réside, Trente et un autres pour amour !... » On l'entend dégringoler.
SCÈNE II RAMÓN, seul, ferme violemment la fenêtre sur le grouillement turbulent du dehors, et, dans la salle à peine éclairée maintenant d'une lumière douteuse,1ivide, sanglote. Long silence à l'intérieur. Rumeurs assourdies au dehors.
RAMÓN Et c'est à moi que l'on dit : « Chante! » — Comme si, dans un arbre mort, Les rossignols chantaient encor ! — A moi qui n'ai plus de raison, Plus de rêves d'amour, plus d'âme, A moi dont voici la chanson : Ce soir, mon frère aura pour femme Pilar, la fille que j'aimais !... » A Pilar que l'on dise : « Chante ! » A mon frère Pedro... jamais A moi dont, ce soir, l'âme errante Ira sangloter à leur porte... Ah ! que le char des morts m'emporte !... Cela vaut mieux... S'il est terrible D'être aveugle, de ne savoir Où vont ses pas, c'est plus horrible D'être muet et de les voir, De respirer leur atmosphère D'amour, l'espérance ravie, Quand il est vain qu'on vous enterre Puisqu'on est au cercueil en vie... Et c'est à moi que l'on dit : « Chante !
Le sort m'a désigné... c'est bon. Je le subis, car il régente Jusqu'aux arbres, comme les hommes : Il en est qui donnent des pommes... Sombrement, tourmentant sa navaja. Et d'autres qui font du charbon. Appuyant sa navaja sur sa poitrine. Adieu, chagrins !... Il jette un regard sur les choses familières qui l'entourent. Une émotion puissante semble l'étreindre à ces aspects. Adieu, demeure Où j'ai poussé, maudit du sort, Après ceux qui sont morts, Avant ceux qui naîtront Et qui ne sauront plus mon nom !... L'horreur de mourir dans les yeux, il laisse retomber la navaja sur la table et recule vers la fenêtre, comme aspiré par les rumeurs sourdes du dehors qui grandissent.
PILAR, au dehors. Ramón !
RAMÓN, tressaillant. Ah ! Pilar ! Vivre !... Il rouvre la fenêtre toute grande sur le ciel bleu où la vie monte plus ardente avec les joies de la fête, les cris aigus des filles et la clameur des cloches.
LA FOULE, au dehors. Ah !...
SCÈNE III PILAR, RAMÓN On entend passer, au dehors, une musique jouant une Rondalla.
PILAR, entrant en costume de mariée campagnarde, tout animée des joies de la fête. Ramón, il vient une musique Pour jouer la Habanera Nouvelle, un air de là-bas, Des colonies, en Amérique... Je vais danser avec Pedro, Avec mon amour, mon novio ! (*) Et toi ? (*) Fiancé.
RAMÓN, avec effort. Pour la Habanera, Je suis un peu vieux : Amèrement. J'ai vingt ans... Mais je la danserai, pourtant, Regardant sa navaja. Avec mon « Amour », ma « Novia... »
PILAR, sautant au cou de Ramón. RAMÓN, l'étreignant. Tais-toi, tais-toi !...
PILAR Mais, comme il serre !... Il rêve à sa novia !... C'est trop !
PEDRO, dehors, montant l'escalier. Tout est venu de la Terre. L'étreinte de Ramón se resserre.
PILAR, à Ramón. Mais je suis Pilar... Calme-toi.
PEDRO, plus près. Tout se vend à l'Or vermeil. L'étreinte de Ramón se resserre plus encore.
PEDRO Tout est mangé du Soleil.
PILAR L'amour te rend fou, je t'assure...
PEDRO, encore plus près. Tout est vaincu par l'Amour. L'étreinte de Ramón se resserre toujours.
PILAR Allons, Ramón !... Ce n'est que moi... J'étouffe...
RAMÓN Tais-toi....
PILAR Je meurs, si cela dure...
PEDRO, tout près. Tout est vaincu par l'Amour, Entrant au moment où Ramón laisse retomber Pilar. Ma novia !
SCÈNE IV PILAR, PEDRO, RAMÓN
PILAR, courant à Pedro. Ramón a la sienne !
PEDRO, enlaçant Pilar. Ah ? le nom de la belle enfant, Ramón.
RAMÓN, avec exaltation. Elle se nomme : Chair !... Elle se nomme : Sang ! Elle se nomme : Mienne !... Je l'ai compris à l'instant cher Où j'ai voulu me fondre en elle... Oh ! reprendre, faire éternelle Cette minute !... Oh !... m'enfuir, Me perdre en son être de femme !... Fermer les yeux et ne plus les ouvrir, Et, le cœur dans le cœur, nous baiser l'âme ?
PEDRO Tu l'aimes donc bien, ton amante ?
RAMÓN Plus que tu n'as jamais aimé.
PEDRO ¡ Callar ! (*) (*) Prononcer : Caillar (Tais-toi.) Embrassant Pilar. Que ceci te démente.
PILAR, enthousiaste. Aimer plus que lui ? Ça, jamais !
RAMÓN ¡ Valgame Dios ! (*) Plus encore. (*) Prononcer : Valgamí Díoss.
PEDRO Holà ! Plus que j'aime Pilar ?
PILAR Je sais trop comment il m'adore.
RAMÓN, à Pilar, concentré. Tu comprendras cela plus tard.
PILAR, esquissant un pas. L'aimes-tu plus que la Jota ? (*) (*) Avec le J guttural.
RAMÓN, suppliant. Sais-tu comment je t'... comment j'aime ?
PILAR Plus qu'une belle corrida ?
RAMÓN, haussant les épaules. ¡ Ka !
PEDRO, se signant. Plus, si ce n'était blasphème, Que la Rédemption ?
RAMÓN Assez ! Je sors... car c'est un mauvais thème Que nous discutons là... Il descend les premières marches de l'escalier, mais remonte bientôt, ne pouvant quitter des yeux les deux fiancés... Hagard, hébété, il recule vers la gauche obscure de la salle où il s'affale sur un banc, glisse à terre, en bête blessée, caché par l'amas des meubles en désordre.
PEDRO, étreignant Pilar. Je sais Que je t'aime plus que la Terre, Plus qu'un premier baiser d'hymen, Plus qu'un dernier baiser de mère, Plus que la Vierge del Cármen, Plus que l'Or qui nous déshonore, Plus que la naissance du jour, Plus que le Soleil qui dévore Et plus que l'invincible Amour ! Au dehors la Rondalla repasse. Les gens quittent les balcons pour descendre sur la place.
[ LA FOULE, au dehors. [ Olé ! [ Olé ! [ [ PILAR, joyeusement, faisant claquer ses doigts. [ Olé ! voici la Rondalla ! (*) (*) Prononcer : Rondailla. Bande de musiciens. Elle veut s'élancer dehors.
[ PEDRO, la retenant. [ Reste ici, paloma mía ! (*) [ (*) Traduction : Ma colombe. [ [ LA FOULE, au dehors. [ Habanera !
PILAR Viens danser la Habanera.
[ PEDRO, montrant la porte de gauche. [ Viens voir notre joli cuarto. (*) [ (*) Prononcer : Couarto (Chambre). [ [ LA FOULE, au dehors. [ Habanera !
PILAR, s'échappant dans l'escalier avec de grands éclats de rire. On viendrait crier : « C'est trop tôt! »
PEDRO, préparant plaisamment un élan exagéré. ¡ Sangre de Díos ! (*) (*) Prononcer : Sangré dí Díoss ! Il s'élance derrière Pilar.
SCÈNE V RAMÓN, PEDRO
RAMÓN, bondissant entre Pedro et l'escalier. Halte-là.
PEDRO D'où sors-tu donc, toi ?
RAMÓN Laisse-la...
PEDRO Holà !
RAMÓN Tu ne passeras pas !
LA FOULE, au dehors.
PEDRO Mais qu'as-tu donc ?
RAMÓN Je ne sais pas...
LA FOULE, au dehors.
PILAR, au dehors. Pedro, viens donc !
RAMÓN Pas un seul pas...
LA FOULE, au dehors. Habanera ! Habanera !
PEDRO, s'animant, moqueur. Il est saoul ! Ah !
RAMÓN Comme on voudra...
LA FOULE, au dehors. Habanera !
PEDRO, le bousculant. Va-t'en !
RAMÓN D'abord on s'entendra...
LA FOULE, au dehors. Habanera !
PEDRO, exaspéré. ¡ Canalla !... (*) (*) Prononcer : Canailla.
RAMÓN, haletant sourdement. Ah !...
PEDRO ¡ Burracho !... (*) (*) Prononcer : Bourratcho (Ivrogne).
RAMÓN Ah !...
PILAR, au dehors, s'énervant. Pedro ! Pedro !
RAMÓN, redoublant de frénésie. Ah !...
PEDRO, envoyant rouler Ramón contre la table. ¡ Bruto !... (*) (*) Prononcer : Brouto (Brute). Il s'élance dans l'escalier.
RAMÓN, tombant, avec un mauvais râle, juste la main sur la navaja restée sur la table. Ah !... Il se redresse violemment et, rejoignant Pedro dont on aperçoit encore le haut du corps dans l'escalier, le frappe de la navaja entre les deux épaules.
PEDRO, s'écroulant dans l'escalier. Ah ! Pilar !... Père !... Misérable !...
LA FOULE, au dehors. Habanera ! Habanera ! Habanera ! Sur la place, au milieu des rires, des cris joyeux, la musique attaque une Habanera ; on entend la foule en piétiner le rythme. Ramón est demeuré debout sur le bord de l'escalier, stupide, fixant l'endroit où Pedro a dû tomber et comprenant à peine que ce n'est pas un simple coup de poing qu'il a donné, en voyant la navaja restée dans sa main crispée, armée par le mauvais sort. Puis il recule, comme devant une vision, chacun de ses mouvements correspondant à ceux de son frère qui remonte, sans doute, l'escalier en se traînant...
PEDRO, dont une main, puis un bras, puis la tête reparaissent d'abord en haut de l'escalier. Lâche !... Il émerge encore ; Ramón recule. Ton frère !... Presque avec pitié. Pauvre diable !...
PILAR, du dehors, avec plus d'impatience. Ce n'est pas gentil, mon Pedro, De m'abandonner ainsi !
PEDRO, avec un affreux sanglot de regret, presque un râle. Oh !... Pilar !...
PREMIER COMPÈRE, braillant, au dehors. C'est un morceau de fille, ça !...
PEDRO, se ranimant, sous l'empire d'une idée subite, et fixant Ramón. Ah ! c'est abominable ! C'est ça !...
DEUXIÈME COMPÈRE, au dehors. Mince d'ici...
PEDRO Je comprends...
PREMIER COMPÈRE, dehors. De belles hanches...
QUATRIÈME COMPÈRE, dehors. Croupe nerveuse !...
PEDRO Tu l'aimais.
LES QUATRE COMPÈRES, ensemble. Et puis de ça, Hé ?
PILAR, dehors. Pedro !...
PEDRO Ah ! Pilar !...
PILAR, dehors. La danse Va finir !
PEDRO, dans les derniers frissons, à Ramón. Sache bien...
QUATRIÈME COMPÈRE, dehors. Pour Pedro... ah ! que de nuits blanches !
PEDRO, à Ramón. Après Un an moins un jour de silence, Au soir ma Forme reviendra...
PREMIER COMPÈRE, dehors.
Je donnerais... tiens... un douro !... PEDRO, à Ramón. Alors ton cœur reconnaîtra Les sons de la Habanera... Il meurt.
LES QUATRE COMPÈRES, dehors. Quel heureux ! Ramón sort par la porte basse.
PILAR, dans l'escalier. Pedro ! la danse est terminée ! Du sang !...
SCÈNE VI
PILAR, entrant. Pedro ?... Elle s'arrête au bord de l'escalier, paralysée un instant. S'élançant vers Pedro. Qui t'a fait ça ?
LES QUATRE COMPÈRES, au dehors. Quel heureux !
PILAR, courant à la fenêtre. Maudit le jour où je suis née ! Ramón, on a tué ton frère ! Revenant à Pedro. Dios !... Elle tombe sur le corps, le tâte, l'embrasse avec égarement en répétant : « Dios ! Dios ! »
UN HOMME, entrant. Qui donc se désespère ? Reculant devant le cadavre. Oh !...
UN AUTRE, même jeu. Quoi ?... Oh !
UN TROISIÈME, même jeu. Hé ?... Ah !...
UN QUATRIÈME Blessé ?
PREMIER HOMME Mort.
UNE FEMME, entrant et tombant sur les genoux. ¡ Virgen Santísima ! (*) (*) G dur pour Virgen ; s dur pour Santísima (Santissima).
UN AUTRE HOMME De l'aide !
UNE VOIX, dans l'escalier. Par ici... La foule envahit la salle.
EXCLAMATIONS DIVERSES (*) (*) Chacune de ces exclamations faite par une personne différente. Oh !... Ah !... Là !... Tout raide !... Comment ?... Qui l'a tué ?... C'est fort !...
UNE PETITE FILLE (*), accrochée à une vieille. (*) Une enfant de six à huit ans, environ. Aïeule !...
UN HOMME, brutalement. A la porte, les femmes !...
LE VIEUX, entrant, presque aveugle,
soutenu par des amis. Ce sont des mensonges infâmes !... Il n'est pas mort...
LA PETITE FILLE
Aïeule !... PILAR, se frappant la poitrine. Oh ! m'arracher Le cœur !... C'est vrai, père, il n'est plus...
LA PETITE FILLE Aïeule !... Aïeule !... Aïeule !...
PILAR Prends sa main, tiens... tiens...
LE VIEUX Qu'elle est froide !... Tâtant le corps. Il est mouillé...
PILAR, sanglotant. Père, il a plu Partout de son sang... Se laissant choir sur le corps de son fils. Ah !... Par la fenêtre, des gens font signe aux musiques de se taire.
UNE FEMME, s'agenouillant. Roi de La Terre, roi du Ciel !...
UNE AUTRE FEMME, s'agenouillant. Moisson D'or !... |