Albert CARRÉ

 

Albert Carré dans son bureau directorial à l'Opéra-Comique, vers 1907

 

 

Hugues Michel Albert CARRÉ dit Albert CARRÉ

 

directeur de théâtre français

(57 place Gutenberg, Strasbourg, Bas-Rhin, 22 juin 1852* – 50 avenue du Roule, Neuilly-sur-Seine, Seine [auj. Hauts-de-Seine], 11 décembre 1938*), enterré au Père-Lachaise (89e division).

 

Fils d'Henri Simon Marie CARRÉ (Melun, Seine-et-Marne, 01 décembre 1826* – Strasbourg, septembre 1881), négociant [frère de Michel CARRÉ, librettiste], et d'Emilie HEPP (Strasbourg, 12 octobre 1823 – av. 1876), mariés à Strasbourg le 03 février 1849.

Frère d'Henri Léon CARRÉ (Strasbourg, 12 avril 1850 1900), directeur et administrateur de théâtres ; d'Émile Henri CARRÉ (Strasbourg, 16 avril 1856 – Strasbourg, 15 mars 1857) ; de Mélanie Julie Emilie CARRÉ (Strasbourg, 27 décembre 1857 –) ; et de Thérèse Eugénie CARRÉ (Strasbourg, 01 juin 1860 –).

Epouse 1. à Paris 10e le 21 juillet 1876* (divorce le 21 janvier 1890) Jeanne Victorine Blanche BERGERET JANNET (Paris ancien 5e, 09 avril 1859* ) [fille naturelle de Victor Jean Charles BERGERET JANNET, homme de lettres].

Epouse 2. à Paris 6e le 08 avril 1895* (divorce le 16 janvier 1902) Madeleine Marie Amélie VALADIER (Paris 4e, 26 février 1869* Paris 1er, 11 février 1954*), artiste dramatique [remariée avec Georges HÜE, compositeur].

Epouse 3. à Paris 9e le 30 octobre 1902* (divorcent le 01 mars 1926 et se remarient ensemble à Paris 9e le 21 octobre 1929*) Marguerite CARRÉ (1880–1947), soprano ; parents de Jenny CARRÉ (1902–1945), créatrice de costumes de théâtre.

 

 

Neveu du librettiste Michel Carré. Après des études au lycée de Strasbourg, il fut élève du Conservatoire, où il fut admis en 1871. Lauréat en 1872 et 1873, il obtint, en 1874, un 2e prix de comédie. Pensionnaire du théâtre du Vaudeville en 1876, il a été pendant assez longtemps attaché à ce théâtre, où il a joué dans nombre de pièces. Directeur du théâtre de Nancy en 1884, il est devenu en 1885 codirecteur du théâtre du Vaudeville avec Raymond Deslandes, puis seul directeur en 1890. De 1895 à 1898, il devient l'associé de Paul Porel à la commune direction du Vaudeville et du Gymnase. Il est chargé de mission, en 1896, par le ministre de l'Instruction publique auprès des théâtres lyriques d'Europe. Le 14 janvier 1898, Rambaud, ministre des beaux-arts, le nomme directeur de l'Opéra-Comique pour succéder à Léon Carvalho. C'est en cette qualité qu'il inaugure la troisième salle Favart, le 07 décembre 1898. Il se signale à l'Opéra-Comique par son goût et sa recherche de la mise en scène (il assure lui-même la mise en scène de ses créations) et monte, entre autres, Louise (1900), Pelléas et Mélisande, Ariane et Barbe-Bleue. Directeur de l'Opéra-Comique jusqu'au 31 décembre 1913, il est nommé, du 1er janvier 1914 au 30 novembre 1915, administrateur de la Comédie-Française, puis à nouveau directeur de l'Opéra-Comique, cette fois avec les frères Isola, du 16 octobre 1918 au 14 octobre 1925. Après cette date, à la nomination de Ricou et Masson, il reste attaché à la nouvelle direction en qualité de conseiller technique.

Comme auteur dramatique, on lui doit : la Bosse du vol, en un acte, avec Chaulieu (Athénée, 1879) ; les Beignets du roi, opéra-comique en trois actes, musique de Bernicat (Bruxelles, 1882) ; l'Amour en livrée, opérette en un acte, musique de G. Street (Eldorado, 1883) ; les Premières armes de Louis XV, opéra-comique en trois actes, musique de Bernicat et Messager (Menus-Plaisirs, 1888) ; le Docteur Jojo, comédie en 3 actes (Cluny, 1890) ; la Basoche, musique de Messager (Opéra-Comique, 1890) ; la Souricière, avec Bisson (Variétés, 1892) ; la Véglione (Palais-Royal, 1893) ; les Théâtres en Alsace-Lorraine (1919). Il retoucha le livret du Roi malgré lui de Chabrier. Il a laissé des Mémoires publiés sous le titre Souvenirs de théâtre.

Il a été professeur de déclamation lyrique (opéra) au Conservatoire de Paris (1924-1929), membre de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques, vice-président de l'Association des Artistes dramatiques, président de l'Association des Directeurs de Paris, officier de l'Instruction publique. Il fut nommé chevalier en qualité de directeur du Vaudeville (31 décembre 1892), officier en qualité de directeur de l'Opéra-Comique (23 juillet 1901), puis commandeur en qualité de lieutenant d'infanterie de réserve du service général d'Alsace-Lorraine (29 décembre 1918) de la Légion d'honneur.

En 1889, il habitait 71 rue de Provence à Paris 9e ; en 1895, 33 boulevard Haussmann à Paris 9e ; en 1890, 1 rue Meyerbeer à Paris 9e ; en 1924, 24 rue Chauchat à Paris 9e, où il était domicilié lorsqu'il est décédé à quatre-vingt-six ans.

 

 

 

livrets

 

Maître Pierrot, opéra-comique en 1 acte, musique de Félix Pardon (Contrexéville, 09 août 1880)

les Beignets du roi, opéra-comique en 3 actes, musique de Firmin Bernicat (Bruxelles, 10 février 1882) => fiche technique

l'Amour en livrée, opérette en 1 acte, avec Paul Meyan, musique de Georges Street (Eldorado, mars 1883)

le Panache blanc, opéra-comique en 1 acte, avec Audebert, musique de Philippe Flon (Monnaie de Bruxelles, 15 février 1884)

les Premières armes de Louis XV, opéra-comique en 3 actes (d'après les Beignets du roi), musique de Firmin Bernicat remaniée par André Messager (Paris, 16 février 1888) => fiche technique

la Basoche, opéra-comique en 3 actes, musique d'André Messager (Opéra-Comique, 30 mai 1890) => fiche technique

la Montagne enchantée, pièce fantastique en 5 actes et 12 tableaux, avec Emile Moreau, musique de scène d'André Messager et Xavier Leroux (Théâtre de la Porte-Saint-Martin, 12 avril 1897) => partition => programme

Faust en ménage, opérette en 1 acte, musique de Claude Terrasse (Paris, 05 janvier 1924)

le Roi malgré lui, opéra-comique en 3 actes, livret d'Emile de Najac et Paul Burani, musique d'Emmanuel Chabrier (livret révisé par Albert Carré, Opéra-Comique, 06 novembre 1929)

le Roi bossu, opéra-comique en 1 acte, musique d'Elsa Barraine (Opéra-Comique, 17 mars 1932) => fiche technique

 

 

 

 

Albert Carré, photo Paul Nadar

 

 

 

 

L'Opéra-Comique et son directeur, M. Albert Carré.

 

Il faudrait deux volumes compacts pour dire la transformation merveilleuse, la métamorphose invraisemblable de notre seconde scène lyrique, — si j'en crois la hiérarchie administrative des Beaux-Arts, — les efforts, la persévérance, les plans sagement dressés, courageusement et triomphalement suivis, qui, sans nuire en quoi que ce soit à la réelle importance du « genre éminemment français » de l'opéra-comique, ont abouti à doter la France de la scène si longtemps désirée du Théâtre Lyrique où les représentants de la jeune école musicale trouvèrent enfin, après de longues années de décevante attente, le débouché indispensable à la production de leurs œuvres.

Car telle est, vue rapidement en raccourci comme il nous est imposé de le faire, l'œuvre d'une importance, d'une portée et d'une ampleur qui n'échappent à personne, accomplie en l'espace de dix ans par M. Albert Carré, au milieu de difficultés sans nombre contre lesquelles se seraient brisées des volontés moins infrangibles que la sienne. On concevra que je ne commettrai pas l'imprudence de me lancer dans un examen peu ou prou détaillé de cette œuvre. Je vais me borner à en tracer à très grandes lignes le plan, les tendances, les résultats, et à dire quelques mots, — tribut légitime d'admiration, — de l'homme à l'énergie, à la conscience artistique duquel il a pu si heureusement être exécuté.

 

Lorsqu'en 1898, le co-directeur du Vaudeville se sépara de son associé, Porel, pour prendre la direction de l'Opéra-Comique, après la mort de M. Carvalho, ce ne fut pas une simple transmission de pouvoirs : c'était la réforme complète d'un genre, c'était une révolution dont les actes successifs allaient se jouer pour le plus grand bien et le plus heureux développement de l'art musical français.

Jusque là, en effet, dans la grande masse du public, celle qui éprouve des sensations, mais ne saurait les raisonner pour mille causes légitimes, on ne pouvait se défendre d'un sourire d'incrédulité, quand on insinuait timidement qu'à côté des maîtres glorieux, incontestés et consacrés ad æternum, il y avait une génération de jeunes compositeurs aux tendances parfois audacieuses, mais à la science indiscutable, nourris d'études fortes, précisément données par ces maîtres auxquels on faisait en quelque sorte l'injure de les croire incapables de procréer à leur tour des successeurs : les gens bien renseignés affirmaient que dans tout le bagage de ces jeunes gens on ne trouverait que les miettes délaissées, la desserte des festins de l'école allemande, et que leurs « rêvasseries », leurs « obscurités » seraient d'un exemple néfaste si jamais elles venaient à être divulguées au grand public.

M. Albert Carré, qui avait à se débattre contre les difficultés matérielles d'une installation provisoire, place du Châtelet, en attendant la lente reconstruction de l'Opéra-Comique, si lente et si problématique que la chanson des rues s'était emparée du sujet pour en faire le texte d'une de ses scies les plus irrésistibles : Quand on r'construira l'Opéra-Comique, sur l'air de : Et quand reviendra le temps des cerises, M. Albert Carré, dis-je, ferma résolument l'oreille à ces propos et, abordant sans faiblir le plan qu'il a toujours suivi depuis, il riposta par la production de trois œuvres nouvelles de tendances singulièrement opposées, qui devaient montrer, en même temps que la fermeté de son vouloir, l'éclectisme de ses conceptions. En quelques mois à peine parurent, sur la scène de la place du Châtelet, Fervaal, de Vincent d'Indy (c'était aborder crânement la solution du problème), la Vie de Bohème, de Puccini, qui ouvrait ainsi la porte de l'Opéra-Comique aux œuvres mélodiques des maîtres étrangers, et l'Ile du rêve, de Reynaldo Hahn, par la production de laquelle devaient être calmées les inquiétudes, sans objet, de ceux qui auraient été disposés à croire que c'en était fait à tout jamais du genre si français où le charme et la douce émotion tiennent, à juste titre, un rang si important.

Le succès récompensa l'heureuse initiative, et l'Opéra-Comique de la place du Châtelet connut de nouveau les joies du maximum depuis si longtemps oubliées.

Je passe sous silence, pour la raison exposée en commençant, l'exode de salle en salle en attendant la réouverture de la salle Favart. Le mois de décembre 1898 vit cette chose incroyable : l'Opéra-Comique achevé (!!!) ou du moins terminé suivant les plans les plus singuliers qui aient jamais germé dans le cerveau d'un architecte et qui aient jamais été approuvés par une commission des Beaux-Arts. Tout en consacrant une partie de son temps précieux à demander, à obtenir péniblement telles ou telles modifications d'arrangement de la salle, qui finirent par la rendre à la grande rigueur habitable, M. Albert Carré exécutait le programme qu'il s'était tracé. Sa première réforme, une des plus importantes, fut celle des chœurs. Oh ! les chœurs de l'ancien Opéra-Comique ! Vous ne pouvez vous en souvenir, ou du moins ils ne restent dans vos mémoires que comme un accessoire naturel et suffisamment digne des soirées matrimoniales auxquelles cette enceinte officielle semblait destinée par la Constitution à offrir un asile sûr et tranquille. Ces chœurs étaient bien l'image d'une civilisation abolie, comme les reliques d'un autre âge. Pauvres jambes flageolantes de nonagénaires, faces grimaçantes de vieux cabots blanchis, rosés, noircis, sous cinquante années de fards quotidiens.

Quant aux voix, elles donnaient assez bien l'illusion d'un de ces lamentables orgues de barbarie enrouées et pleines de trous que les plus misérables parmi les pauvres mendiants tournent sous les portes cochères... On eut enfin des chœurs avec des voix, et des choristes jouant la comédie. Ce fut une stupéfaction. La troupe fut elle-même renforcée, augmentée. On attira les grandes étoiles errantes et on les fixa pour quelques soirées, où elles se firent entendre dans les grands chefs-d’œuvre du répertoire classique. Car voici encore un des côtés les plus séduisants de l'œuvre accomplie : non content d'avoir rajeuni et remis à la scène le répertoire de l'Opéra-Comique comme Carmen, Manon, Mignon, Lakmé, Phryné, Fra Diavolo, Mireille, le Domino noir, etc., non content d'avoir fait sortir de l'ombre des œuvres nouvelles comme Beaucoup de bruit pour rien, Cendrillon, Javotte, Louise, le Juif Polonais, Hansel et Gretel, la Fille de Tabarin, l'Ouragan, le Légataire universel, Grisélidis, Pelléas et Mélisande, la Troupe Jolicœur, la Carmélite, Titania, Muguette, la Petite Maison, la Tosca, la Reine Fiammette, la Fille de Roland, le Jongleur de Notre-Dame, etc., M. Albert Carré voulut, à l'exemple des grands théâtres littéraires, doter l'Opéra-Comique d'un répertoire classique. Il choisit donc, avec un goût sûr et éclairé, Beethoven, Mozart, Gluck et Méhul, qui furent et resteront désormais pour l'Opéra-Comique ce que Molière, Corneille, Racine, Marivaux, Regnard, sont à la Comédie-Française et à l'Odéon.

La place m'est vraiment trop mesurée pour faire autre chose que signaler l'heureux projet de Théâtre Lyrique populaire que M. Albert Carré réalisa en envoyant chaque semaine une partie de sa troupe, en tête de laquelle il savait à propos piquer des étoiles, pour interpréter, à prix réduits dans les quartiers populaires, les œuvres du répertoire que ces théâtres éloignés du centre et pourvus de budgets insuffisants n'ont que trop rarement l'occasion de faire entendre à leur public.

 

Et maintenant, il me reste quelques lignes pour parler de l'homme. C'est trop ou trop peu. C'est trop peu si je voulais en faire le portrait, le montrer dans son intimité, dire l'ami sûr, le collègue courtois, le conseil éclairé que chacun a pu apprécier ; si je voulais encore le louer d'une qualité qui va se faisant chaque jour de plus en plus rare : le souvenir des amitiés anciennes. Là encore, la place qui m'est accordée n'y suffirait pas.

C'est trop si je me borne, et c'est le meilleur portrait qu'on puisse faire d'un homme, à dire : « A l’œuvre on connaît l'artisan ». Appréciez ce qu'il a fait, considérez les difficultés vaincues, songez la noblesse du but à atteindre, et vous connaîtrez, mieux que par tout ce qu'on en pourrait écrire M. Albert Carré, directeur de l'Opéra-Comique.

 

(Maurice Lefèvre, Musica n° 55, avril 1907)

 

 

 

 

 

La mise en scène à l’Opéra-Comique.

 

Elle vaut à ce théâtre une renommée universelle. L'article suivant en fait valoir le mérite.

 

La première œuvre que monta M. Albert Carré fut le Fervaal, de Vincent d'Indy. On fut convaincu que l'Opéra-Comique changeait ses traditions, ou plutôt assouplissait celles-ci à la vie. La convention reculait. L'Opéra-Comique avait alors domicile à l'actuel théâtre Sarah-Bernhardt, scène assez vaste. Quand il se transporta à la nouvelle salle Favart, il fallut déchanter. Le haut mérite de metteur en scène de M. Carré est évident à tous les yeux ; mais il apparaît incomparable quand on a constaté la mesquinerie qui a présidé à la construction de la scène où il réalise tant de merveilles applaudies.

 

L'espace qu'on ne lui accordait pas, M. Albert Carré, grâce à son talent personnel, grâce à celui des décorateurs qui l'assistent : particulièrement MM. Jambon, Jusseaume, Carpezat, Amable et Ronsin, en a créé le mirage pour le spectateur. Il nous est impossible d'énumérer tous les miracles scéniques, — le mot n'est pas trop fort : eu égard au bâtiment où ils ont lieu, — accomplis par M. Albert Carré, par ses décorateurs.

 

Oubliant la décoration, il me faut parler un peu de la mise en scène. M. Albert Carré semble s'être imposé surtout la règle de la vie. Le vieil opéra-comique, et même celui plus près de nous de Gounod, de Bizet, s'en accommode-t-il toujours ? Voilà qui est discutable. A y être réalisée quand même, la vie, par son contraste, fait peut-être un peu trop saillir la convention dont les ouvrages en question sont souvent tissus. J'avoue que, personnellement, je voudrais qu'il se passât moins de choses, comme mouvements de figurants, au 1er acte de Carmen ; je me souviens que la Séville qui nous y est montrée est celle de Meilhac, d'Halévy et de l'Opéra-Comique, non celle de la catholique et tauromachique Espagne ; et l'évocation qu'on tend à y faire de cette dernière me semble surtout déplacer l'attention. Mais dans l'œuvre moderne : qu'elle soit de vie vulgaire comme dans Louise, ou de vie pensée comme dans Pelléas et Mélisande, M. Albert Carré est incomparable ; il s'ajoute alors comme poète au librettiste et au musicien. Il juxtapose harmonieusement à leur œuvre une autre œuvre. Je ne sache point de plus rare éloge.

 

(Raoul Brévannes, Musica n°55, avril 1907)

 

 

 

 

 

 

Ce reste l'honneur de M. Albert Carré d'avoir su apporter à la direction du théâtre national de l'Opéra-Comique, indépendamment d'un goût artistique d'élite, un choix sagace des œuvres et des interprètes, une science parfaite de la mise en scène, un jugement musical des plus rares. La nouvelle salle Favart, inaugurée peu de temps après le décès de M. Carvalho, trouva en M. Albert Carré le directeur qui convenait le mieux à la seconde scène lyrique française. Respectueux des chefs-d'œuvre que le temps nous légua, le nouveau venu pensa, avec une grande logique, que le culte des maîtres ne devait pas exclure la représentation d'œuvres des récents compositeurs. Il jugea qu'une scène lyrique de l'importance de celle de l'Opéra-Comique, devait donner ainsi l'impulsion à une forme musicale essentiellement renouvelée. Le théâtre qui avait joué Rossini, Boieldieu, Victor Massé, Gounod, Bizet, devait représenter aussi les œuvres inédites de ces maîtres nouveaux : Vincent d'Indy, Massenet, Erlanger, Pierné, Bruneau, Debussy, Charpentier, Leroux. Il se devait également de rendre hommage, par une interprétation moderne choisie, à celles des œuvres anciennes par trop oubliées. Grâce à M. Albert Carré, le Fidelio de Beethoven fut interprété ; Gluck, ce merveilleux génie, d'une pureté si fraîche, si parfaite fut représenté dans son intégrité avec Alceste, Orphée et la belle Iphigénie en Tauride. Enfin ce furent ces soirées inoubliables de Fervaal, de l'Ouragan, de Louise, de Pelléas et Mélisande et de tant d'autres compositions qui assurèrent, grâce à M. Albert Carré, le triomphe de la musique moderne.

Neveu de Michel Carré, l'auteur dramatique et librettiste bien connu, décédé en 1872, M. Albert Carré songea, à un âge très précoce, à se créer une place au théâtre. Entré au Conservatoire, grâce à un travail acharné, il conquit de rapides lauriers, alla jusqu'à obtenir, en 1874, le second prix de comédie. Acteur habile autant que doué, il débutait bientôt dans les Dominos roses, jouait le Voyage d'agrément, les Grands enfants, les Tapageurs, et s'affirmait ainsi un comédien de valeur. Mais là n'était point son rêve. A l'exemple de son oncle, M. Albert Carré songeait à composer des comédies et des livrets, à écrire quelques pièces d'un esprit alerte et piquant. La Bosse du vol, les Beignets du Roi (avec musique de Bernicat), enfin la Souricière, la Véglione, sont au nombre de ses œuvres les plus fines et les plus impromptues. Une autre, la Basoche, est célèbre. Elle a été jouée, en 1890, avec la musique de Messager, sur la scène de ce même Opéra-Comique qui devait tant déjà à M. Albert Carré.

Administrateur distingué, très habile, d'une haute valeur financière, M. Albert Carré, en même temps qu'il était un auteur heureux, un comédien applaudi, Se voyait invité, à plusieurs reprises, à prendre la direction de scènes particulières. Un instant directeur du théâtre de Nancy, M. Albert Carré, connaissant le goût d'une cité où l'esprit musical est très développé, établit dans cette ville des matinées de concerts classiques qui furent très appréciées. Rappelé à Paris par M. Raymond Deslandes, M. Albert Carré accepta de quitter Nancy et vint se mettre avec ce collaborateur à la tête de la direction du théâtre du Vaudeville. Quel est le courriériste ou seulement l'amateur d'œuvres fines et attrayantes qui ne se souvient avec plaisir de ce temps où, devenu seul directeur de cette scène du boulevard, M. Albert Carré monta ces œuvres fortes et originales : le Prince d'Aurec, Madame Sans-Gêne, le Député Leveau, l'Invitée, les Demi-Vierges et tant d'autres pièces philosophiques ou parisiennes ?

Appelé, en 1896, par la confiance du ministre des Beaux-Arts à faire, en Europe, une étude comparée sur les théâtres lyriques, M. Albert Carré, se trouvait tout désigné, pour occuper, à la mort de M. Carvalho, la haute direction de la seconde de nos grandes scènes lyriques. C'est par son entente artistique supérieure, aussi bien que par les belles qualités d'administrateur dont il est doué, que M. Albert Carré est parvenu à maintenir l'Opéra-Comique dans la voie indiquée de la musique classique en même temps qu'à l'ouvrir aux manifestations originales de ceux des nouveaux maîtres de l'école actuelle. Personne mieux que lui ne pouvait mener à bien pareille entreprise musicale. Le succès que sa tentative a rencontré auprès du public et des artistes est, une fois de plus, la preuve de l'exceptionnelle compétence de ce parfait directeur.

(Figures contemporaines tirées de l'album Mariani, 1904)

 

 

 

 

Albert Carré en 1910

 

 

Pour le centenaire d’Albert Carré.

 

Si j’évoque en ces lignes le souvenir d'Albert Carré dont le centenaire de la naissance donnera lieu à diverses manifestations à l'Opéra-Comique, c'est pour exprimer ma profonde reconnaissance envers l'homme qui, mes humanités musicales achevées, me révéla les rapports des arts entre eux et m'initia aux secrets du théâtre lyrique mieux que le plus éminent des professeurs de composition.

C'est en 1908 qu'Albert Carré m'appela salle Favart comme chef de chant. Quatre ans après, il mettait entre mes mains la baguette de chef d'orchestre (j'avais alors 28 ans). Il me parlait un peu comme à un fils et j'ai souvent recueilli ses pensées intimes qui ont influé sur mes conceptions esthétiques. Pour Albert Carré, l'intelligence était une des conditions nécessaires à l'œuvre d'art ; tout art qui l'a dédaignée a péri : ainsi, remarquait-il, le symbolisme et les branches extrêmes du romantisme qui connurent un engouement violent et bref, dont il ne reste rien sauf quelques anecdotes et deux lignes dans les manuels. Il ne voulait pas savoir si l'ordre et la clarté étaient qualités particulièrement françaises. Il les sentait humaines et indispensables à la beauté.

Homme de théâtre avant tout, nul mieux que lui n'a su établir une distribution. Metteur en scène incomparable, il me disait qu'un bon décor est celui qui sert le mouvement de la pièce ; qu'il peut avoir d'autres qualités purement plastiques, mais que ces qualités sont insuffisantes s'il gêne le rythme de la représentation, règle fondamentale de l'art dramatique.

Quoiqu'on en ait pu dire, il était excellent musicien.

Cela ne l'empêchait pas de cacher aux compositeurs dont il créait les œuvres ses connaissances techniques en musique.

Mais, je me rappelle l'avoir surpris à son domicile en train de jouer au piano les sonates de Mozart. Certain soir de Noël où il m'avait convié à une fête intime qui réunissait quelques-uns de ses collaborateurs (dont Carbonne, Georges Ricou, Lucien Jusseaume, Mariquita), il chanta, tout en les accompagnant, de vieux Noëls alsaciens.

Et j'aime à évoquer, au fond d'une baignoire, la silhouette de mon « patron », quand les Concerts Pasdeloup vinrent donner salle Favart leurs concerts dont il fut le plus assidu des auditeurs.

Faut-il rappeler que Carré maintint opiniâtrement Pelléas sur l'affiche jusqu'au moment où se manifestèrent des signes extérieurs de succès ? D'une lettre adressée à René Peter et ignorée des biographes, ce passage montre son admiration pour Claude Debussy tout en fixant un point d'histoire musicale :

« Mon grand regret est que Debussy, disparu si prématurément, n'ait pas donné à l'Opéra-Comique un autre ouvrage. Il avait songé à deux contes d'Edgar Poe : la Chute de la Maison Usher et le Diable dans le Beffroi, à un Don Juan, à un Orphée, à un Tristan. On n'a rien trouvé dans ses papiers après sa mort et je reste persuadé que le souvenir cuisant qu'il avait gardé de la répétition générale de Pelléas et Mélisande dut être pour quelque chose dans la timidité qu'il manifesta par la suite ou dans le doute qui le hantait. Le public ne sait pas tous les crimes qu'il commet inconsciemment.

On a prétendu que Debussy avait le travail difficile. J'apporte la preuve du contraire.

Comme il me paraissait dangereux de représenter les douze tableaux en les séparant par des entractes je proposai à Debussy de relier ces tableaux, avec quatre entractes seulement et de réunir chacun de ces groupes par des interludes musicaux. C'est au cours des répétitions que je lui demandai d'écrire ces interludes et qu'il les composa. Ce sont tous de véritables bijoux symphoniques et l'on conviendra que celui qui, en si peu de temps, les imagina et les instrumenta, n'était pas un musicien dépourvu d'imagination et à court d'idées. »

Doyen de l'Opéra-Comique que je sers depuis 44 ans, il me plaît de constater qu'après avoir débuté avec un directeur musicien, je collabore aujourd'hui avec le directeur musicien qu'est Louis Beydts, lequel a succédé l'an dernier au directeur musicien qu'est Emmanuel Bondeville. C'est dire toute la confiance que j'ai dans les destinées de la Salle Favart.

 

(Albert Wolff, l'Opéra de Paris n° 6, 1953)

 

 

 

 

 

Buste en marbre d'Albert Carré par Auguste Maillard (1914) (Opéra-Comique)

 

 

 

 

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